L'ANTI-URBANISME DES ÉTATS SOCIALISTES
Pearse Murray •/
Ivan Szelenyi
Le socialisme est à la fois «pro-» et «anti-urbain ». La théorie socialiste est pro-urbaine mais ses appli¬ cations pratiques se révèlent plutôt anti-urbaines. Cet «anti-urbanisme » de la pratique socialiste a pris diverses formes dans l'histoire. Il n'existe pas un modèle «socialiste » de croissance urbaine mais plusieurs, entre la dramatique désurbanisation au Vietnam du Sud et au Cambodge, la croissance urbaine presque nulle en Chine maoïste, et la sous-urbanisation dans une Europe de l'Est en développement extensif. Il est même pos¬ sible de déceler les premiers signes d'une nouvelle «urbanisation socialiste intensive » dans les pays socia¬ listes économiquement les plus avancés. Trait commun à ces divers modèles d'urbanisation socialiste : leur taux de croissance urbaine, en particulier le taux de leur croissance métropolitaine, inférieur à celui qu'on observe dans des conditions similaires en économie de marché capitaliste.
Dans une étude parue en 1971 (et reprise dans Konrad et Szelenyi, 1977), l'un des auteurs du présent article avançait que les pays du «socialisme réel » pouvaient vraisemblablement être considérés comme «sous-urba-nisés ». De données relatives à la Hongrie d'avant 1970 on pouvait inférer que la transformation socialiste de la société entraîne une croissance de la population urbaine plus lente que celle de la population indus¬ trielle. La «prolétarisation » de la main-d'œuvre pré¬ cédemment agricole ne s'accompagne pas d'une aussi rapide migration démographique des zones rurales vers les centres urbains. Une proportion croissante de la population nouvellement prolétarisée conserve son domicile rural et se trouve soumise aux migrations alternantes entre village et lieu de travail urbain. C'est un tel système régional qu'on proposait d'appeler «sous-urbanisation ».
L'étude n'apportait le témoignage des faits que pour la Hongrie mais implicitement cette sous-urbanisation semblait, plutôt qu'un phénomène proprement hon¬ grois, le modèle d'urbanisation d'autres pays socialistes entrés dans le processus d'«industrialisation socia¬ liste », ou «d'accumulation socialiste primitive du capi¬ tal » (opinion confirmée par Demko et Fuchs, 1977). A la lumière de l'expérience actuelle des pays socialistes un modèle unique d'urbanisation ne suffit pas pour
rendre compte des multiples stratégies de transfor¬ mation socialiste. La thèse de la sous-urbanisation laisse entendre que la croissance urbaine le cède à la croissance industrielle, attribuant à la pratique socialiste une influence modérément anti-urbaine, ce qui se vérifie seulement sous certaines conditions historiques. Dans la plupart des pays socialistes non-européens, surtout dans ceux qui sont passés du néo-colonialisme à l'effort de transformation socialiste, le caractère anti-urbain de la transition vers le socialisme est plus net. La croissance urbaine dans ces pays n'est pas seulement plus lente qu'ailleurs, elle peut être lente dans l'absolu ; à vrai dire la population urbaine peut même décliner à la suite d'une révolution socialiste victorieuse. La thèse de la sous-urbanisation mérite aussi d'être réexa¬ minée pour une autre raison : depuis dix ans les pays socialistes économiquement les plus avancés, entrés dans une phase intensive de leur développement, ont vu croître leur taux d'urbanisation, ce qui résout une partie des contraditions sociales de la phase de sous-urbanisation.
La tendance générale anti-urbaine des politiques pra¬ tiquées dans les pays du «socialisme réel » mérite explication, car on a souvent reproché à la théorie socialiste un parti-pris anti-rural, anti-paysan et pro¬ urbain. Comment sortir de la contradiction entre théo¬ rie pro-urbaine et pratique anti-urbaine ? L'observation des faits permet de distinguer divers modèles d'urbanisation d'après la nature de l'urbani¬ sation et les structures régionales des différents pays socialistes, aux différents stades de leur développement. Dans une certaine mesure, ces modèles peuvent être classés par ordre d'intensité de leur tendance anti¬ urbaine et, si l'on conçoit ce classement comme une échelle que tous les pays socialistes ont à franchir degré par degré, on pourrait en conclure que l'aspect anti-urbain de la politique socialiste est appelé à dis¬ paraître un jour. L'anti-urbanisme, finalement, pourrait caractériser la transition vers le socialisme.
La phase de désurbanisation
Dans quelques pays — d'une façon particulièrement dramatique au Vietnam du Sud et au Cambodge — , la victoire de la révolution socialiste fut immédiatement suivie d'une chute brutale de la population urbaine. Au Vietnam du Sud par exemple celle-ci culmina vers 1975, comptant alors 43 % de la population totale, mais ce chiffre en 1979 était ramené à 25 %. L'ag¬ glomération de Saigon avait perdu quelque 800 000
Les Annales de la recherche urbaine, n° 38 0 1 80-930-X/88/3 8/23/8 -© MELAH/Gauthier-Villars
